Nathalie Veysset, rare femme patronne d'horlogerie: «Je n'aurais pas eu autant de visibilité en tant qu'homme»


Nathalie Veysset, rare femme patronne d'horlogerie: «Je n'aurais pas eu autant de visibilité en tant qu'homme»
  • 19 Juin 2023

Elle a été l’une des premières femmes à prendre la tête d’une maison horlogère sans en avoir hérité. Aujourd’hui, elle met son expérience au service de ses congénères pour leur permettre de s’armer et de percer dans ce secteur.

Lorsqu’elle a pris la tête de la marque horlogère genevoise DeWitt en 2008, elle cumulait les tares comme elle le relève aujourd’hui en riant: femme, jeune et hors sérail. Nathalie Veysset n’avait alors que 34 ans et avait commencé sa carrière professionnelle dans le monde fiduciaire et de la finance. Ce sont les médias qui ont été les plus imaginatifs pour la décrédibiliser. Selon certains journalistes, elle n’aurait été, ni plus ni moins, qu’une taupe mandatée par Credit Suisse afin de pousser Jérôme de Witt à vendre son entreprise pour cause d’endettement.

«Outre ces histoires montées en épingle par certains médias, mes débuts dans l’horlogerie ont été très compliqués. Agée d’une dizaine d’années de moins que la plupart de mes collègues et seule femme cadre, j’ai subi une forme de patriarcat et de condescendance», se souvient la native de La Chaux-de-Fonds, qui a grandi dans le vallon de Saint-Imier. Fille, nièce et petite-fille d’horlogers, Nathalie Veysset a baigné dans l’univers des garde-temps et des mouvements depuis toujours.

«Mon grand-père était graveur et guillocheur et ma grand-mère fabriquait des aiguilles. Mon père, horloger, responsable production et qualité dans plusieurs marques, dont Cartier, avait également son atelier à la maison. J’ai été éduquée au cœur de cette culture des horlogers des Montagnes, avec cette mentalité qui ne cherche pas à attirer les projecteurs, ni à gagner beaucoup d’argent, mais qui est pétrie d’abnégation et soucieuse du travail bien fait.»

Un démarrage en pleine crise

Une histoire familiale qui lui permet de disposer d’un important réseau dans le secteur, mais pas au niveau des dirigeants. Et c’est de ce côté-là qu’il lui a manqué quelques précieuses connexions pour éviter certains écueils lorsqu’elle est arrivée à la tête de DeWitt. Un poste qu’elle obtient alors qu’elle cherchait à se reconvertir professionnellement. «J’estimais avoir fait le tour de la finance. C’est un domaine assez aride, froid et j’en étais à un point où j’avais l’impression de brasser de l’air. Je recherchais une société avec de vrais produits.»

Jérôme de Witt, fondateur de la marque du même nom, avec qui elle avait des relations professionnelles, lui propose alors un poste de dirigeante au sein de sa maison. Nathalie Veysset arrive dans une entreprise comptant 95 collaborateurs, en pleine phase de transition, qui avait grandi très vite et devait mettre en place des structures, améliorer sa coordination au niveau des opérations. La crise frappe de plein fouet la même année, engendrant une vingtaine de licenciements, une restructuration et une reconstruction complète de sa base.

Après une amorce compliquée d’un peu plus d’une année, son statut de femme deviendra finalement un atout à partir du moment où les portes commencent à s’ouvrir grâce à l’appui de Max Büsser, directeur général de MB & F, qui fait marcher ses relais. «C’est le point de bascule. Dès lors tout le monde s’est montré plus bienveillant. Pour les médias, je suis devenue la curiosité, l’une des seules femmes à la tête d’une maison horlogère, avec de surcroît un parcours atypique. J’ai vraiment été mise dans la lumière. Cela m’a donné des accès et de la visibilité que je n’aurais clairement pas eus en étant un homme.»

Le commercial pas pour les femmes

Les verrous ne sautent toutefois pas dans tous les secteurs et les résistances demeurent tenaces dans la partie commerciale. «Le problème pour les femmes dans l’horlogerie, ce n’est pas d’atteindre un plafond de verre, mais ce sont ces postes où elles ne vont même pas faute d’opportunités. Le domaine commercial est trusté par les hommes. Il y a même des marques qui sont assez catégoriques sur le fait qu’elles préfèrent engager des hommes pour ces postes parce qu’ils disposent de plus de crédibilité face aux propriétaires de magasins, essentiellement masculins. Je regrette qu’aujourd’hui encore il n’y ait pas plus de femmes qui aient de vraies opportunités dans ce secteur. Il y a des directrices marketing, communication et RH, mais très peu de directrices commerciales.»

Nathalie Veysset a également dû composer avec les différences culturelles lors de ses déplacements dans les marchés mondiaux et faire face à des remarques sexistes frontales de la part de certains détaillants. Mais la Chaux-de-Fonnière n’est pas du genre à se laisser démonter et son entregent est souvent venu à bout des premières réticences.

En 2012, elle quitte DeWitt. «Je n’étais plus sur la même longueur d’onde que la famille.» Elle se retrouve alors à la croisée des chemins. «Je sortais de deux expériences très enrichissantes. Au sein d’un grand groupe avec Credit Suisse, avec beaucoup de ressources, une marque établie, mais passablement d’inertie. Et de l’autre côté une marque familiale, avec moins de ressources, des challenges différents, de la réactivité. J’ai vécu une expérience tellement riche chez DeWitt que je n’avais pas envie de m’enfermer dans une autre marque de cette taille. Je ne souhaitais pas non plus rejoindre un grand groupe avec l’inertie inhérente. J’ai donc décidé de me lancer à mon compte.»

Elle devient consultante pour des marques actives dans le luxe, avec pour champs d’action la stratégie, l’innovation et le développement de nouveaux marchés. Son credo: créer une communauté autour de la marque, entretenir des relations plus directes avec les clients. Pour ce faire, elle a développé une méthode: Communiteezer.

Un réseau féminin de connaisseuses

Une volonté de rassembler qui lui fait rejoindre Watch Femme, début 2021, peu après sa fondation par Suzanne Wong, rédactrice en chef de la revue spécialisée en ligne WorldTempus, et Laetitia Hirschy, fondatrice de l’agence Kaaviar PR. Une initiative visant à réunir, durant la pandémie au travers de vidéos et podcast interactifs, puis en présentiel, des passionnées d’horlogerie et à leur permettre de créer ce fameux réseau qui leur manque souvent.
Leur projet rencontre un tel engouement, aussi bien auprès des collectionneuses que des femmes actives dans l’industrie, qu’en septembre de la même année elles fondent une association. En structurant ainsi Watch Femme, elles aspirent non seulement à réseauter et organiser des conférences, mais également à avoir un impact réel au niveau des marques. «Notre but est de promouvoir la place des femmes dans l’horlogerie et de sensibiliser les maisons sur les pratiques qu’elles appliquent, le recrutement, la gestion de leurs collaborateurs, la création de produits et leur communication.»

Watch Femme, dont la communauté compte 3500 membres dans le monde entier et l’association 50, prépare également un programme de mentoring à destination de l’industrie. Son objectif est d’armer les femmes afin qu’elles sortent des sentiers battus et se positionnent sur des terrains où elles sont encore peu nombreuses. Mais ce programme ambitionne également d’ouvrir l’esprit des recruteurs, afin qu’ils prospectent hors sérail. A l’instar d’Audemars Piguet, qui a débauché Ilaria Resta, issue de Firmenich, pour succéder à François Henry Bennahmias à la tête de la manufacture. «C’est un excellent message pour toutes les femmes. L’industrie ne pourra évoluer qu’en ayant une meilleure mixité. Il ne s’agit pas uniquement d’une question de genre. L’horlogerie est encore très traditionnelle, elle doit faire de la place à des profils différents, multiculturels.» Watch Femme attend des marques qu’elles prennent en charge et sponsorisent les talents qu’elles ont en interne afin qu’elles puissent participer à ce programme de mentoring. 

Nathalie Veysset nourrit aussi l’espoir que les femmes se soutiennent entre elles et ne se glissent pas des peaux de banane. «Les jalousies n’ont aucune raison d’être, les opportunités dans l’industrie horlogère sont tellement nombreuses.» L’entrepreneuse espère également que les stéréotypes de genre finissent par se briser. «Les femmes dirigeantes de ma génération, tous secteurs confondus, ont dû tellement composer avec tout le monde pour arriver à leurs fins que, fondamentalement, elles développent un esprit plus collaboratif. Elles laissent plus de place aux talents pour qu’ils s’expriment, évitent le micromanagement et ont une vision moins hiérarchisée, moins basée sur le pouvoir. Les hommes sont plus compétitifs, ils sont élevés ainsi dans leur carrière professionnelle. J’aimerais que les prochaines générations de femmes doivent moins composer afin d’avancer de manière plus directe et que les hommes puissent sortir de cette course au pouvoir parfois aveuglante.»

 

Source : Le temps


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