Analyse

Où sont les femmes de la littérature? Pas dans les manuels scolaires


Où sont les femmes de la littérature? Pas dans les manuels scolaires
Il faudra se contenter, pour la deuxi/u00e8me ann/u00e9e cons/u00e9cutive, de 25% /u00e0 peine d'autrices au baccalaur/u00e9at. | Stanislas Kondratiev via Unsplash
  • 04 Juillet 2020


Comment expliquer et accepter cette durable disproportion entre autrices et auteurs dans nos programmes éducatifs?

Il y a un peu plus d'un mois était publié au Bulletin officiel le programme semi-renouvelé des œuvres proposées au bac de français 2021: sur les seize textes retenus cette année pour les filières générales et technologiques, seuls trois sont écrits par des femmes (Madame de La Fayette, Marguerite Yourcenar et Nathalie Sarraute). Pas une de plus que dans la précédente mouture, alors même que quatre nouvelles œuvres ont été proposées cette année dans l'axe théâtral.

Des manuels scolaires aux programmes des examens et des concours de l'enseignement (Capes, agrégation), rien n'échappe aujourd'hui à cette absence de représentation des femmes dans la sphère éducative (pour cela, il suffit de se pencher sur l'étude menée par le centre Hubertine Auclert sur dix-sept manuels scolaires en 2013).

Il faudra donc se contenter, pour la deuxième année consécutive, de 25% à peine d'autrices au baccalauréat, pourcentage qui recoupe ironiquement, à un point près, l'écart moyen de rémunération femmes/hommes en France (24% en 2019).

Ce rapprochement pourrait paraître hasardeux, mais le balayer d'un revers de main équivaudrait à dénier aux supports textuels de l'enseignement de la littérature (et des autres matières!) l'impact et le pouvoir qu'ils ont: ils sont l'un des principaux terreaux d'éducation et de socialisation des individus dans notre société; ils constituent, plus souvent qu'on ne voudrait l'admettre, les premiers livres donnés à lire intégralement à des adultes en devenir. Légitimés par l'institution scolaire, ils demeurent des vecteurs puissants d'une vision du monde (passée et à venir) en construction chez les élèves, filles et garçons. Et quand cette vision reste incarnée, façonnée, pensée et construite par une écrasante majorité d'hommes, comment peut-elle faire éclore, dans les imaginaires puis dans les faits, une société radicalement différente?

Face à ces données objectives, nous entendons déjà certains collègues pester, car l'enseignement même de la littérature n'est pas sans charrier son lot de conservatisme: celles et ceux qui sont les principaux passeurs de textes sont paradoxalement parfois les moins enclins à renouveler leurs références. Ces résistances ont bien des noms: le refus de moraliser ou de «politiser» la si noble matière des textes littéraires; la peur, légitime, de se confronter à des écrits nouveaux, et donc peu familiers dans leurs contenus et leurs enjeux (nous sommes, enseignants, nous-mêmes héritiers d'un enseignement des lettres très genré); la conviction, plus problématique mais bien réelle dans certains cas, qu'en littérature comme ailleurs, «du côté de la barbe est la toute-puissance».

Aussi les réserves peuvent-elles pleuvoir en salle des professeurs, lorsque nous débattons ensemble de la place à accorder aux femmes dans nos enseignements: «on ne va tout de même pas imposer des quotas!»; «la qualité d'une œuvre n'a pas de sexe»; «ces textes, même écrits par des hommes, sont d'incroyables parcours d'émancipation féminine!»...

Nous pourrions volontiers discuter ici la portée d'une émancipation féminine qui passe par la culpabilité fatale d'une femme qui craint de manquer à ses devoirs envers son mari pourtant mort (La Princesse de Clèves), ou de la libération si évidente que constitue visiblement le suicide de Roxanne face à l'enfermement du sérail (Les Lettres persanes); nous pourrions aussi longuement réfléchir à l'intérêt d'une approche myope de la littérature, coupée de tout écho avec les débats sociaux et moraux qui agitent notre temps; mais la question doit être ramenée ici aux réalités statistiques que tous ces débats internes à ceux qui enseignent s'acharnent à ignorer: comment expliquer et accepter cette durable disproportion entre autrices et auteurs dans nos programmes éducatifs?

Pour une égalité retrouvée

L'argument le plus insidieux, le plus ancré dans les inconscients peut-être, consiste souvent à avancer l'idée fataliste que les femmes n'ont pu, pour des raisons principalement culturelles et sociales, participer autant que les hommes à la production littéraire: la réponse à cet alibi pseudo historique est à trouver par exemple du côté des travaux de Christine Planté (La petite sœur de Balzac, 1989) ou de ceux de Martine Reid (Des femmes en littérature, Belin, 2010). Cette dernière a d'ailleurs dirigé deux volumes parus il y a quelques mois, Femmes et littératures – Une histoire culturelle (Folio essais, 2020) qui cartographient avec précision l'ampleur du patrimoine littéraire et culturel féminin, et les raisons multiples de son invisibilisation.

L'histoire littéraire a ainsi été marquée par l'élagage des figures féminines qui, pendant longtemps, a aussi façonné celui de l'écriture de l'histoire tout court. Mais là où nombre d'historiennes (Michelle Perrot, Éliane Gubin, Françoise Thébaud...) et d'historiens (Arthur et Marius Vido, Phyllis Stock-Morton) ont, par leurs travaux, réussi à dénoncer l'occultation des femmes jusqu'à irriguer l'enseignement scolaire de la discipline qu'ils forgent, les supports par lesquels s'enseigne la littérature semblent encore se soustraire à ce rééquilibrage permis par la recherche, pourtant active. Quelque chose, encore et toujours, résiste dans le champ littéraire.

Aussi, des outils existent, et plutôt que d'attendre de l'institution et des gros éditeurs scolaires qu'ils fassent pleinement justice à l'importance indéniable des femmes dans l'histoire de la littérature, plutôt que de réclamer en vain, chaque année, des programmes nationaux qui renversent cette minoration, nous devons, enseignantes et enseignants, nous saisir des leviers existants pour accélérer un changement bien trop long à venir. Par nos supports éducatifs, d'abord et avant tout.

Certains éditeurs ont ainsi ouvert la voie à ce travail de diversification: la maison d'édition Des femmes, fondée par Antoinette Fouque, a coédité avec Belin éducation et l'ONG Le Salon Des Dames, en 2018, un manuel intitulé Des femmes en littérature (Belin, 2018). Il regroupe cent textes d'autrices, pensés conformément aux programmes officiels du collège, et introduits par des enseignantes, journalistes et intellectuelles. À la difficulté, évoquée plus haut de trouver des écrits d'autrices pour construire séquences et parcours pédagogiques, certaines associations ont également répondu présentes, en entreprenant de rassembler leurs références sur une plateforme comme Le deuxième texte, qui met à disposition un moteur de recherche permettant de trouver pour chaque auteur masculin, une autrice contemporaine.

Le site propose également des extraits d'œuvres à étudier en classe, afin de «donner plus de visibilité aux autrices dans les programmes scolaires, [et ce pour] que les jeunes puissent s'identifier à des figures fortes, sans distinction de genre». Sur un autre registre, plus ludique et individuel, l'application mobile Un texte une femme, lancée par la professeure de lettres et écrivaine Sarah Sauquet (La première fois que Bérénice vit Aurélien, elle le trouva franchement con, Eyrolles, 2017), permet de découvrir chaque jour «un texte qui parle des femmes [...] écrit par une femme engagée, connue ou méconnue».

Loin d'être exhaustive, cette liste d'alternatives ne fait que souligner les réalisations possibles d'une vision de la littérature rééquilibrée, ou soucieuse, du moins, d'interroger la mise au banc des femmes dans son enseignement. Elles doivent nous permettre d'imaginer, collectivement et en acte, des solutions pédagogiques pour dépasser les dénis qui habitent encore les cadres institutionnels et les programmes scolaires. Face à nos élèves, il faut enfin faire mentir Arnolphe, qui, dans L'École des femmes –au programme du bac 2020– assenait ainsi à Agnès, jeune femme encore réduite au silence à ce stade de la pièce: «Bien qu'on soit deux moitiés de la société / Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité.»

Pierre Mathieu et Justine Mangeant

Source : Slate


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